Chapitre 3 : Anonymat et mélancolie
Chapitre 3 : Anonymat et mélancolie
« Le numéro 287 est appelé une dernière fois. Le numéro 287 est appelé au guichet numéro 3 »
La voix mécanique était crachotée d’un hautparleur avec la même intonation factice pour chacune de consonnes et voyelles utilisées. Mes prunelles se baissaient sur le numéro 294. Je retenais un soupir d’impatience. Il devait certainement avoir une règle commune dans l’univers qui avançait que quel que soit le siècle ou le point du globe à travers lequel nous étions, l’errance dans les salles d’attentes d’une administration publique était vécue comme une forme d’allégorie de l’enfer.
Mes phalanges tapotaient distraitement la chaise en fer rougeâtre, renvoyant physiquement à une architecture qui devait être à la mode il y avait au moins de cela vingt ans. A chacun de mes mouvements s’y répercutaient en écho le son d’une ferraillerie grinçante. Cependant, mon impatience sonore était camouflé par l’appareil électrique qui recitaient progressivement les numéros et noyé par les quelques conversations téléphoniques.
Ma voisine de siège était accrochée à son propre GSM, pourtant, aucun des mots qu’elle prononçait ne parvenait jusqu’à mes pensées. Mon esprit était accaparé ailleurs, par l’entretien qui se rapprochait de manière imminente avec l’agent de la commune : j’allais entamer les premières démarches pour décrocher l’un de ces emplois communiqués dans la dépêche du journal de Plombière.
Le décret m’avait ravivé d’espoir. Il sonnait aussi la fin d’un apitoiement et d’une pérégrination longue de plus de deux semaines à l’intérieur de la maison familiale. Cette perspective m’offrait un but, un chemin vers lequel me tourner. J’étais aussi terriblement excitée, malgré les dire d’Everett, je n’avais gardé aucun souvenir d’avoir déjà utilisé mes pouvoirs par le passé et il me tardait de m’y essayer. Cela devait être terriblement palpitant, drôle aussi. Je n’arrêtais pas de m’imaginer en train de le faire et quelques jours plus tôt, j’avais téléphoné à ma tante pour avoir des conseils. Elle m’avait recommandé d’aller sur un terrain vague et de m’essayer sur plusieurs objets divers : des canettes, un ours en peluche, un dictionnaire. Apparemment, cela prenait un certain temps d’avoir une adresse pour ne pas découper et trancher n’importe quoi et je m’accordais avec elle en imaginant, sans peine, la fureur d’Emile en voyant son piano droit fauché en deux pièces distinctes.
Je l’avais aussi questionné sur les métiers qu’elle avait exercé avant l’abolition de la magie et elle m’avait répondu qu’elle avait mis à profit ses ressources dans l’armée royale des sorciers. Elle avait fait partie de la garde du roi Leopold. Elle avait voulu embrayer sur la qualité d’homme qu’il avait pu être et je lui avais répondu, dans un éclat de rire, que son chère frère m’avait déjà expliqué en long et en large et en travers et même en diagonale, l’histoire de la royauté sorcière. Pour bien trop de pays même. C’était Everett, voilà. C’était difficile d’ignorer ses passions.
Son histoire me laissait quelques peu rêveuse, je m’imaginais arborer le costume, le menton fièrement dressé. Protéger quelqu’un. Cela ressemblait à l’essence même d’une carrière d’avocat. C’était bien différent bien sûr, je m’étais imaginée défendre et trancher avec mes mots et désormais, je protégerais et trancherais avec mon esprit.
« Le numéro 294 est appelé au guichet numéro 7 »
Mon échine se redressait comme un piquet. Les gestes véloces, je rassemblais mes affaires pour m’approcher du dit guichet. Un homme avait la tête pliée sur divers papiers apparaissait dans mon champ de vision, des lunettes rondes sur le nez.
- Bonjour, je vous écoute.
Quelque peu intimidée, je m’asseyais sur l’une des chaises indiquées, faisant tournoyer ma carte d’identité entre les doigts. Il me venait à l’esprit, à cet instant, que ces boxes improvisés protégeaient peu le contenu des entretiens. De mon point d’exposition, je pouvais voir le visage de la guichetière juxtaposée et entendre qu’il s’agissait en face d’une personne qui voulait renouveler son permis de séjour pour son compagnon.
- Ecoutez m’dame, je sais que je peux pas me présenter à sa place , protection des données tout ça mais mon homme travaille…
Je me raclais la gorge, essayant de ne pas me concentrer sur la discussion voisine. Soudainement, je me sentais terriblement embarrassée. Jusqu’alors, je n’avais jamais eu à dire à quiconque que j’étais sorcière. Il y avait même une loi morale tacite entre tous qui indiquait que c’était déconseillé de le faire. Rien de véritablement officiel mais : cela isolait, cela empiétait certains droits.
- Vous venez pour quel motif, mademoiselle ?
Je sentais une pointe d’agacement à travers sa voix. Sans doute que, comme bien des métiers, il état numéroté au temps d’entretien et que je lui faisais perdre du temps. Cependant, voilà, j’avais l’impression que ma gorge s’était tapissée de papiers de verres.
- Oui, eh bien, c’est-à-dire que…
Mon esprit était tenté d’inventer n’importe quel motif, envahie d’un manque de courage. J’aurais dû réfléchir à cet impact beaucoup plus tôt, avant de venir, comme je me sentais bête à présent. Cela voulait dire que le guichetier et toute ces personnes allaient être au courant de mon statut. Dans la salle d’attente, j’avais même vu Lieve, l’une de mes voisines. Anja aussi, de la boulangerie. Oh mon dieu…Tout Plombière allait être au courant.
Me venait alors cette question : Cet emploi, où allait-il être ? Allais-je avoir une position publique ? Etais-ce dans ma ville ? Avec ça, il allait être écrit sur mon front que je possédais du sang sorcier. Everett aussi aurait sa position grillée. Tous nos efforts pour nous intégrer serait alors tombé à l’eau. Si le décret avançait une possibilité d’emploi cela ne signifiait pas que les mentalités avaient changés ! Etais-ce possible que je me face harceler dans la rue ? Ou même qu’on jette un pavé dans l’une des fenêtres de la cuisine ? Cela avait déjà été vu.
- Euh…Oui, excusez-moi, ce serait pour une attestation.
L’homme arquait un sourcil.
- De quel type ?
- Une attestation de résidence ?
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Le début de la soirée commençait tout doucement à pointer le bout de son nez et presque d’une façon intrinsèque, le vent s’était levé. Le bruissement de l’air qui passait entre les feuilles du Saule pleureur, plantée à l’intérieur de la cour à l’avant de la maison, emplissait ma chambre. J’en adorais le bruit le soir lorsque je fermais mes paupières, cela venait me bercer.
Néanmoins, mon état émotionnel était d’une toute autre nature . Les mains tremblantes, je tenais l’attestation de résidence de la rue des étangs noirs avec un profond dépits. Comme je me sentais idiote. –Lâche aussi et honteuse de l’être. Depuis ma plus jeune enfance, je m’étais considéré comme une fille de caractère. C’était facile de le dire : je n’avais rien vécu. C’était facile de tenir tête à mon père ou à mes copines de classe. Là, c’était d’un tout autre niveau et je venais de le réaliser.
Et pourtant, je m’étais dégonflée. A la première véritable épreuve de la vie, je m’étais dégonflée. J’étais trop dégoutée. J’avais l’impression de découvrir de la plus violente des manières une partie de ma personnalité que je n’avais jusque-là pas soupçonné. Et je ne l’aimais pas.
Plus encore, je me sentais affreusement gênée d’avoir eu honte de mes origines. Cependant, ne nous avait-on pas élevé dans cette idée ? D’horrifier l’existence des sorciers, eux et leur vie dangereuse ? Pas Everett, bien sûr, il n’aurait jamais tenu ce type de discours. Mais les professeurs, les journaux, les politiciens, la télévision. Eux qui formaient une opinion écrasante sur chacune des existences.
D’un mouvement rageur, je jetais l’attestation à la poubelle. Je secouais mon visage avant de sortir de ma chambre.
- Oh, Ekaterina, tu es rentrée. Comment ça s’est passé ?
En vis-à-vis se tenait uniquement la tête de mon père faufilée à travers l’encadrement de la porte de sa chambre.
- C’était fermé, je me suis trompée de jour. Ton dépliant ne doit plus être à jour, je crois.
Nous devions être probablement être l’une des seules familles de Plombière à ne pas avoir internet. Cependant, selon mon père et une amitié complice avec un technopathe, il fallait selon lui ne jamais se fier à ces plateformes-là. C’était du pipo et il y ajoutait des dispositifs incroyables sur le contrôle de ses utilisateurs et nous avions cruellement besoin de l’anonymat. Alors, pas de pc portable ni de wi-fi. Comme si être une sorcière n’était pas déjà assez difficile pour m’intégrer à l’école, je n’étais jamais au courant des séries et des autres histoires qu’elles racontaient avec excitation entre elles. C’était peut-être même une information même pire que d’être sorcier. Mes copines de classes m’auraient dit ça, en tout cas.
Il avait ouvert la porte plus largement et je m’étais rapprochée pour me positionner nonchalamment contre le chambrant de la porte.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Maintenant que j’étais plus proche de lui, je réalisais qu’à ses yeux rouges, il avait pleuré. Cependant, ni l’un ni l’autre n’en firent mention. Beaucoup trop gênant.
Il secouait doucement son visage, posant une main tendre sur l’un de ses costumes.
- Oh, je m’étais un peu d’ordre dans ma penderie, rien d’important.
C’était faux. Il l’ignorait mais j’avais connaissance que c’était une activité qu’il faisait régulièrement. Lorsqu’il s’assurait qu’il était seul, il ressortait tout ses costumes qu’il possédait, taillé sur mesure pour chacune des soirées qu’il avait participé. Il avait une anecdote et une histoire pour toutes. Le gala de charité qu’il avait participé à Anvers, le défilé de la marche des fiertés en mai 1986, ses quelques soirées en France et en Italie aussi.
Ces quelques semaines passées m’indiquaient un avant-goût de ce qu’il avait dû vivre lorsque les décrets anti-magie avaient apparu. - Et j’étais certaine qu’il n’avait que la saveur d’un dixième de son expérience. C’était un homme avec une vie grandiose, attaché aux apparences et à ses soirées mondaines. Et, du jour au lendemain, on lui avait tout arraché. Il n’avait plus ce prestige qu’il avait obtenu par les années : c’était un sorcier, c’était devenu un paria. Il avait perdu son emploi suite à la fermeture de l’académie bruxelloise de sorcellerie. Il n’avait plus jamais été invité nul part et n’avait plus eu aucun prétexte pour ressortir ses costumes fantasques. Plus encore, les autorités locales faisaient des rondes après 18h et effectuaient plein de contrôles d’identités. Si bien qu’ils étaient devenus malaisé pour nous de sortir de la bâtisse. Et ainsi, l’homme du monde en était venu à errer à l’intérieur de sa bâtisse, coincé avec sa jeune fille qu’il ne connaissait pas.
- Est-ce que tu veux un coup de main pour les ranger ?
Il cligna des paupières plusieurs fois, surprit.
- Bien sûr. D’accord, alors, il faut les trier par mode, par époque.
Les mains curieuses, j’attrapais l’un des costumes.
- Pourquoi pas par code couleur ?
Il s’esclaffait dans le timbre des aigus.
- Enfin ! Par code de cou---
Il se mordit la lèvre, m’observant.
- Okay, tentons pour cette fois par couleur.
Je souriais.
- Tu as vu la bibliothécaire ?
- J'ai vu la bibliothéque, farceuse ! Je n'aime pas ça du tout, je ne m'y retrouve plus tout.
- Il suffit pourtant de lire par ordre alphabétique.
Un rire s’éclipsait de mes lèvres, écartant deux de mes doigts pour le V de la victoire.
- Du plus clair au plus foncé ?
Il levait les yeux au ciel.
- hmh. Tu sais, je suis curieux du métier qu’ils vont t’attribuer. Si c’est un cadre militaire, je pourrais…nous pourrions sans doute réutiliser le tissu de l’un de ses costumes pour te faire un uniforme.
Je redressais mon nez de sa penderie, les yeux ronds.
- Vraiment ? Ce serait géant !
Il échappait un bref sourire.
- Tu serais la plus à la mode des rangs. Hhm. Du bleu marine ? Oh ! du rouge vermillon ? Non, peut-être trop tape-à-l’œil…
Je secouais mon visage.
- Je devrais probablement m’entrainer avant de porter l’un de ses costumes, je risque de les mettre en lambeaux.
Au visage alarmé et au geste possessif qu’il effectua à l’égard du plastron qu’il avait entre ses mains, je sus rapidement que j’avais vu juste.
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Depuis quelques minutes déjà, je m’évertuais à aller et venir devant la façade de l’administration communale, dans l’idée fantasque que ces cents pas régleraient certainement mon hésitation présente. Malgré mes mouvements et le soleil porté à son sommet, mon sillage était principalement couvert par une large marquise qui dépassait du toit de la devanture. J’y avais réfléchis une bonne partie de la nuit et j’étais venue à cette conclusion : J’allais le faire. J’allais m’inscrire sur cette liste, apprendre à gérer mon don et contribuer à la communauté.
Aujourd’hui était venu le jour où j’avais décidé de réfléchir par moi-même. – Même si toute mon éducation me criait que je prenais un chemin loin des sentiers battus et qu’il serait certainement semé d’embuche. Mais je n’avais pas le choix ou du moins, pas un véritable. C’était soit me laisser couler dans une vie facile et me déposséder de mon identité ou vivre cette existence marginale.
Comment pouvait-on se lier aux autres sans être réellement soi-même, effectuer des gestes sans que ce soit réellement les nôtres, marmonner des syllabes sans qu’elles ne coïncident avec ce que l’on était ? Cela me semblait être un affres de solitude, de regret aussi. Ne privions-nous pas à notre entourage que l’on chérit d’avoir la possibilité de réellement nous connaitre et de nous aimer ?
Jouer ce simulacre, ce n’était-il pas formuler une barrière avec les autres ? Je détesterais cette idée, je crois, de me sentir proche d’un individu et de réaliser que je ne le connaissais en réalité pas d’un centimètre. Je me sentirais sans doute trahie et je ne voulais pas le faire subir aux autres.
Par conséquent, j’avais choisis d’assumer qui j’étais : Ekaterina Bonaccord, descendante d’une haute lignée de sorcier. Malgré les discours des professeurs, des livres d’histoires et de la presse, notre famille avait contribué au pays et à notre histoire.
A présent, je ne pouvais pas faire marche arrière. Je n’avais pas le choix en réalité, c’était ça où rejoindre le destin d’Everett. C’était prendre le risque de m’exposer et de vivre une vie pleine d’embuche où mourir tranquillement dans mon salon dans l’anonymat. Je refusais de le faire, de vivre de la même manière que l’avait fait mon père. Je refusais de renoncer à tout mes rêves, à errer dans chacune des pièces et à chérir chacun des objets de cette maison qui était la mémoire d’une vie dans laquelle je me sentais entière. Je devais aller de l’avant, quoiqu’il m’en coûtait.
Je soufflais d’une respiration tremblante. C’était tout ce que je redoutais et quelques semaines plus tôt, je ne me serais jamais sentie capable d’une telle chose.
- Bonjour. En quoi puis-je vous aider ?
Je me mordais la lèvre, consciente du cortège d’humain derrière mon épaule. Leurs regards me brûlaient la peau. Tant mieux, c’était maintenant où jamais.
- Je m’appelle Ekaterina Bonaccord. Je suis une sorcière et j’aimerais m’inscrire sur la liste des emplois requérant des pouvoirs magiques.
L’employée scilla à peine avant de me fournir un ticket. 18 numéros à attendre. Bon. L’audace avait le goût de l’éternité.